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PETROS MARTINIDIS : Marc Held au-delà du modernisme et du post-modernisme (2006)

La majorité des architectes suivent des courants établis ou d'actualité. Ceux qui les forment sont les meilleurs. Mais, encore meilleurs sont ceux qui n'entrent dans aucune des deux catégories. Leurs œuvres, variées et hétéroclites, brillent dans leur unicité sans nécessairement suivre d'écoles de prédécesseurs ni créer de générations de successeurs.

Marc Held est un artisan qui a voulu être designer, un designer qui a voulu être architecte, un architecte qui a voulu être urbaniste, un urbaniste qui a voulu être un constructeur naval, un constructeur naval qui a voulu être agriculteur, un agriculteur qui a voulu être poète, un poète qui a voulu être artisan. Si l'accent est mis sur le « a voulu » et « être », aux dépens des qualités, cela n'est pas dû au fait qu'il pècherait par manque de savoir-faire dans un de ces domaines. Au contraire, toutes ses œuvres sont marquées d'un désir constant de dépassement. Chaque réalisation est soumise, telle une demande, pour obtenir quelque chose de plus parfait. Ainsi, en plus du reste, à force d'être constamment à la recherche d'un plus que ce qu'il a déjà atteint, Marc Held est également une illustration parfaite du caractère métonymique du désir.

Toutefois, c'est sur une telle ligne de démarcation, celle qui se trouve entre ce qui est dessiné avec la vocation radicale de changer le monde et ce qui est réalisé pour être saisi par les capacités perceptives des hommes réels mais, aussi, pour ouvrir la voie à de nouveaux dessins (desseins), que se joue toute l'essence de l'architecture. Si la forme suit strictement la fonction, l'architecture cesse d'exister. On peut aussi bien survivre dans une roulotte, dans un container ou dans quelque gadget technologique. Si la forme est totalement débarrassée de la fonction, l'architecture cesse d'exister aussi. On n'a que des sculptures inhabitables. En ce sens, l'architecture demeure une « inutilité sublime », comme l'écrivit très justement Manfredo Tafuri dans Projet et Utopie.

1. La recherche

Exprimant sur tous les tons cette « inutilité sublime », Marc Held fabrique ce qu'il cherche et, surtout, cherche ce qu'il fabrique. Il en recherche les limites, dans le temps et l'usage, les qualités, dans les matériaux et leur performance, dans ses associations, dans sa symbolique sociale ou sa sémantique. En même temps que la forme, il est à la recherche -pour le dire avec emphase- de l'âme même de ses œuvres. Et, si les œuvres en question sont des bâtiments ou de petits complexes résidentiels, proportionnellement moins nombreux (environ 60 sur 160 œuvres) que les objets utilitaires, l'architecture intérieure ou le design industriel, la proportion de 1/3 ne restreint pas l'architecture pure. Au contraire. C'est bien là l'essence de l'architecture.

Car l'essence de l'architecture ne se trouve pas dans la fabrication pure et simple d'un espace couvert. Elle répond à un besoin plus profond de l'âme, celui de construire la qualité de l'espace à habiter. A tel point que notre culture transcende les pures données matérielles des objets manufacturés pour projeter de si grandes valeurs esthétiques, symboliques et émotionnelles sur les formes construites, qu'elles sont élevées au rang de signes de civilisation. Ou, comme dit Mario Botta, « l'architecture transforme un état de nature en état de culture. »

Marc Held est unique, comme unique est sa recherche au travers de performances, transitions, révisions et allers-retours hétéroclites : des meubles les plus simples jusqu'à sa proposition pour le « ground zero » de New York, des fauteuils- jouets jusqu'aux salons de navires de croisières, des montres jusqu'aux automobiles familiales de Renault, de la vaisselle de porcelaine et des couverts jusqu'à la restauration de fermes, et des ordinateurs personnels à l'habitation en acier sur piliers (de Gif-sur-Yvette) ou aux maisons (de l'île de Skopelos). Un effort constant et anxieux, au sens le plus profond de l' « angoisse » de l'artisan consciencieux qui veut traiter chaque matériau comme il le mérite, qui veut aborder chaque plan de la manière la plus performante possible. Dans un sens, les dessins de vaisselle en porcelaine qu'il réalisa à deux occasions dans sa longue carrière constituent l'abrégé de toute son œuvre : la vocation de faire justice, de préserver et d'amplifier ce qu'il y a de plus périssable, de plus provisoire et de plus fragile.

Les hommes marquent les époques où ils vivent, c'est là un fait indubitable. Il est encore plus certain que les époques marquent, elles aussi, les hommes en fonction des courants de pensée, des tendances, des principes moraux et esthétiques qu'ils rencontrent à chaque époque. Et, toute cette recherche préoccupée et constante de Marc Held de ce qui est solide et transparent, de ce qui est résistant et d'actualité, de ce qui est étudié et abordable pour la majorité, est caractéristique de la seconde moitié du XXe siècle.

L'euphorie de l'après-guerre a réintroduit dans le champ des constructions les préceptes du mouvement moderniste de l'entre-deux-guerres en matière de production industrielle d'objets utilitaires et architecturaux de haute qualité esthétique. Le Bauhaus, en partie américanisé, revient en Europe pour indiquer et inspirer des solutions de félicité de masse à travers la fonctionnalité de la sobriété sans façons, de la même manière que le style classique européanisé était revenu dans la Grèce du XIXe siècle pour indiquer et inspirer des solutions de beauté néoclassique au travers de la fantaisie des chapiteaux et des frontons.

Aucun jeune sensible n'aurait pu éviter d'être atteint de la fièvre de l'époque de l'après-guerre - une époque qui était à la recherche de la paix, de la justice et de la prospérité de bon goût. Marc Held n'y échappa pas non plus. D'aucuns sont encore restés attachés à ces objectifs longtemps après les décennies de l'après-guerre, après que la guerre froide eut atteint son point culminant dans les années 70, après la chute du socialisme existant à la fin des années 80, mais aussi après les « revivals » postmodernes des années 90 et 2000. Marc Held fit de même, bien entendu. Mais, il le fit à sa façon.

2. L'époque

Dans son excellent ouvrage Architecture : Nineteenth and Twentieth Centuries (1958), Henry-Russel Hitchcock admettait sa difficulté à décrire avec succès l'architecture du XXème siècle parce qu'elle lui semblait « manquer d'intrigue. » Le grand historien de l'architecture ne se trompait pas en avouant cette faiblesse.

Au cours des deux décennies 1945 - 1965, l'orthodoxie immuable de l'architecture moderne s'est établie. Ceci, bien qu'au milieu des années 50, le modernisme de Gropius ou de Mies van der Rohe fût critiqué aux Etats-Unis comme architecture anti-américaine et socialisante, de même que celui de Le Corbusier était rejeté en U.R.S.S. en tant que modernisme capitaliste et élitiste. Il n'en restait pas moins que personne ne remettait en cause le fait que ce courant répondait à la « nature même de l'homme contemporain. » En outre, de Nikolaus Pevsner à Peter Collins, les historiens et théoriciens de l'architecture professaient que, la période depuis 1750 devait être interprétée comme une évolution progressive mais inévitable vers le « plateau » sans fin qui portait le nom de courant Moderniste. Et, de la même façon que l'abolition de l'obligation de la rime avait donné naissance à la poésie moderne ou l'abolition de l'obligation de la représentation avait donné naissance à la peinture moderne, de même, l'abolition de l'obligation de doter les bâtiments de maçonnerie extérieure soutenant les étages de chaque façade (grâce à l'utilisation de la structure en béton armé) a donné naissance, à peu près au cours de la même période de fin-de-siècle, à l'architecture « définitive » du Modernisme.

Les « hommes modernes » pouvaient dorénavant jouir, dans le cadre de la sobriété fonctionnelle de ce courant, de l'abstraction des peintures sans image ou de la musicalité des vers sans rime, en projetant la richesse de leur monde psychique et intellectuel sur les formes allusivement sobres de tout art. N'oublions d'ailleurs pas que, théoriquement, il s'agissait d'hommes qui avaient eu le temps d'assimiler les valeurs d'une société pacifiste et tolérante, après les expériences horribles de la IIème Guerre mondiale. L'on n'exagèrerait pas en disant que la période 1945 - 1965 donnait l'impression que nous allions vers le meilleur des mondes possible ! En dépit de la guerre de Corée, des craintes de catastrophes nucléaires, de la guerre froide et de l'intensité qu'acquérait la guerre du Viêtnam, il s'agissait de deux décennies d'optimisme -deux décennies au cours desquelles le grand art atteignait pour la première fois aussi largement les masses, mais aussi de deux décennies au cours desquelles tous ceux qui, à présent, aboutissent à des « bilans » détaillés (ou les préfacent dans des préambules didactiques), accumulaient leurs expériences les plus fertiles.

Mais, comme nous le savons déjà depuis Kant, si tout ce que nous connaissons de la réalité commence par l'expérience, cela n'implique pas que ce savoir découle de l'expérience. Les modes d'appréhension de la réalité n'équivalent pas à une espèce de série de photographies de plus en plus améliorées ou fidèles de celle-là mais à des changements successifs des modèles intellectuels et linguistiques qui font que notre conception de la réalité se trouve modifiée. Par exemple, le mode de reconnaissance de la composition de l'atome, à la fin du XIXe siècle, a consisté en la projection sur celui-ci du savoir antérieur concernant le système planétaire : un noyau atomique, en guise de soleil, et les électrons, en guise de planètes évoluant autour de lui ; ce qui, nous le « savons » aujourd'hui, n'est pas exact. De façon analogue, il y a deux mille cinq cents ans, le mythe de la naissance de Dionysos, dieu du vin, dont la gestation s'acheva dans la cuisse de Zeus, représentait la maturation des raisins sous la couche protectrice des feuilles de la vigne. Mais, cette représentation de la réalité s'appuyait moins sur la réalité elle-même que sur des mythes antérieurs, comme celui de Cronos qui dévorait ses enfants ou d'Ouranos qui enfouissait les siens dans la terre.

Par cela je veux dire que, pour comprendre le nouveau, l'homme doit en quelque sorte le « vieillir », en rappelant un savoir antérieur qui n'est pas en rapport avec celui-là. Il doit donc comprendre ce qui est comme quelque chose qui n'est pas ce sur quoi il concentre son attention. C'est ce qui se produisit avec la « construction » du Modernisme, pendant la période 1945 - 1965, mais aussi avec sa « déconstruction », au cours des deux décennies immédiatement suivantes, de 1965 à 1985. Au travers de différentes matrices ou de schèmes d'intelligence anciens, le Modernisme a été perçu, d'une part, comme l'ange libérateur (un « Angelus Novus » comme Walter Benjamin l'appela en analysant un tableau de Klee) et, d'autre part, comme un démon oppresseur.

Alors qu'il n'était pas l'architecture d'un homme nouveau, radicalement changé, le Modernisme fut perçu comme une « tabula rasa » par rapport à tout style passé. Alors qu'il avait voulu être une espèce de condensation, de transposition, d'abstraction et de mise-en-scène des styles traditionnels (exactement de la même façon que « condensation, déplacement, abstraction et mise-en-scène » qualifient, selon Freud, les rapports entre le rêve et la réalité de celui qui rêve), il a été considéré comme l'expulsion absolue de toute imagination, comme une négation « totalitaire » du besoin de l'homme à rêver, à contempler et à être nostalgique d'un passé, fut-il inexistant, fut-il idéalisé. Et, cette même architecture qui avait été qualifiée de décadente ou de capitaliste, respectivement, par le totalitarisme nazi et stalinien, a été rendue coupable, lors de la période de la déconstruction, d'être l'architecture du totalitarisme et de la bureaucratie, diaboliquement brutale, inhumaine et anti-écologique.

« Modern architecture is an environmentally destructive mass of junk, dominated by curtain-wall corporate structures which will continue to be built so long as modern bureaucracy exists », (l'architecture moderne est un tas de poubelles, destructeur de l'environnement, dominé par les bâtiments à murs en panneaux de verre qui continueront à être construits aussi longtemps que la bureaucratie existe) déclarait lors d'une exposition du Musée d'Art Moderne de New York l'organisateur, Arthur Drexler, en 1980. L'exposition présentait une multitude de photos qui montraient, précisément, que le modernisme avait rempli les villes d'un « tas de poubelles dominé par les panneaux de verre. » (Et, il est vrai que l'abus de la facilité de construire du modernisme, depuis l'après-guerre jusqu'aux années 80, avait effectivement donné lieu à des accusations de ce type.)

Les premières dénonciations, en tout cas, étaient déjà formulées en 1964 - 65 : « Modern architecture…tends to excite the Faustian and empty appetites of the architect's ego rather than reveal an artist's vision of our collective desire for shelter which is pleasurable, substantial, intricate, intimate, delicate, detailed, foibled, rich in gargoyle, quignol, false closet, secret stairs, whitch's heart, attic, grandeur, kitsch, a world of buildings as diverse as the need within the eye for stimulus and variation » (« L'architecture moderne… tend à éveiller les appétits faustiens et creux de l'Ego de l'architecte plutôt qu'à révéler la vision d'un artiste quant à notre désir collectif de disposer d'un refuge qui soit agréable, solide, complexe, délicat, minutieusement travaillé, plein de petites manies, riche en gargouilles, en dessins, en fausses armoires, en escaliers secrets, doté d'un cœur sorcier, d'un grenier, d'un caractère grandiose, de kitsch, un monde de bâtiments offrant autant de diversité que celle dont l'œil a besoin ».) C'est ce qu'écrivait Norman Mailer dans une série d'articles publiés dans Architectural Review et dans le journal Village Voice, accusant tous les fondateurs et les descendants du Bauhaus d'être des « commerçants mafieux. »

« Vision narcissique, faustienne et creuse (empty) des commerçants mafieux de l'architecture » ou pas, le Modernisme était dénoncé comme étant venu priver l'homme « de la sensation du refuge, du familier, de l'agréable, du complexe, du délicat, du travail minutieux, de l'originalité, etc., dont il a besoin. » Il était donc tout naturel que, en 1966, arrive un architecte ayant fait ses études dans le Modernisme pour apporter la solution. Il s'agissait de Robert Venturi et de son ouvrage Complexity and Contradiction in Architecture qui, de façon tout à fait pertinente, fut rendu en français par le titre De l'ambiguïté en Architecture, étant donné que, dès les premières pages, il déclarait : « Les architectes n'ont aucune raison de se laisser plus longtemps intimider par la morale et le langage puritains de l'architecture moderne orthodoxe. Ce que j'aime des choses c'est qu'elles soient hybrides plutôt que pures, issues de compromis plutôt que de mains propres, biscornues plutôt que sans détours, conventionnelles plutôt qu'originales, accommodantes plutôt qu'exclusives, redondantes plutôt que simples, ambiguës plutôt que clairement articulées… »

A la fin des vingt ans qui suivirent, c'est-à-dire, au début des années 80, le Modernisme avait été battu en brèches. Et, avec pour armes les philosophes de l'intuition, de Schopenhauer et de Nietzsche à Deleuze, Guattari, Lyotard, Foucault, Derrida -surtout Derrida- ainsi que les universités américaines les avaient compris, il ne resta plus rien de la pureté rationnelle ou de la clarté de certaines interprétations. « Clair » fut identifié à « totalitaire », depuis la théorie de la littérature jusqu'à l'architecture. Et de même que, après deux siècles et demi de pénibles et successives grimpées pour atteindre les sommets du savoir, les recherches sur le microcosme quantique ou sur la naissance de l'univers avaient amené les scientifiques à se poser des questions sur la double nature du caractère des photons et sur le temps immobile peu avant le « Big bang » (en les amenant donc à rencontrer, au-delà de ces « sommets du savoir », la compagnie des théologiens qui étaient installés là depuis des siècles dissertant du synamphoteron -de la double nature, divine et humaine- de Jésus ou du « Dieu dit que la lumière fut ») de même, les architectes décidèrent que le langage classique de l'architecture avait été indûment ignoré pendant une grande partie du XXe siècle. (Comme l'avaient également été les mystères de la divine volonté.)

Ainsi, ne tardèrent-ils pas à revenir tous, ensemble, vers une architecture qui ne reconnaissait pas de ruptures historiques entre les styles (« maniérisme » du XVIème siècle, « baroque » du XVIIème, « néoclassique » du XVIIIème siècle, etc.) mais qui va plutôt dans le sens d'un « jardin des styles » où l'on peut, sans hésitation et sans honte cueillir des éléments (comme l'avait fait l' « éclectisme » du XIXème siècle) à l'aide des nouvelles technologies de la construction. Avec un peu de gothique dans les toitures de Santiago Calatrava, par exemple, avec beaucoup de baroque dans les contreforts des grands espaces sans piliers que propose l'étude Himmelblau, avec les frontons de style néoclassique qui s'envolent des bâtiments de Zaha Hadid, avec les proportions arithmosophiques des pavillons de Bernard Tschumi, etc.

C'est sur ces deux périodes de vingt ans, 1965-1985 et 1985-2005 -celle de la forte contestation du modernisme et celle de la dominance d'une architecture déconstructionniste (ou déconstructiviste) et postmoderne qui se veut capable de remplacer la planification par l' « évènement »- que s'étend également toute l'œuvre de Marc Held.

L'œuvre

Marc Held était postmoderne avant le postmodernisme, moderne après le déconstructivisme et toujours original au cours des tours (strophes) et des retours (antistrophes) des quarante dernières années. Les « strophes » et les « antistrophes », d'ailleurs, caractérisaient les chœurs des tragédies et des comédies de la Grèce classique. Il n'est donc pas étrange pour un architecte qui demeure critique à l'égard aussi bien des envolées que des palinodies des courants de son époque et qui en saisit le caractère tant tragique que comique (après avoir réalisé des œuvres dont la gamme s'étend des objets aux appartements bourgeois jusqu'au palais présidentiel de la France ou au Sheraton de Djibouti et les salles à manger de voiliers transatlantiques) de le voir travailler en Grèce.

Marc Held était postmoderne avant le postmodernisme parce que, dans ses premiers meubles et ses premières tentatives en architecture des espaces intérieurs, au début des années 60, jusqu'aux dernières habitations réalisées à Volos ou à Skopelos et le projet pour « ground zero », au début de 2000, il cherche à transcender aussi bien la continuité organique qui caractérise la tradition que la fragmentation structurée qui caractérise le modernisme. Ses propositions sont dotées en même temps de cohésion organique et organisée : les gestes du traitement s'imprimant sur la texture des matériaux, les joints des meubles ou le drapé de leurs housses, de même que le développement des volumes de ses bâtiments et leurs rapports à la lumière, le tout organise l'espace dans la géométrie des mouvements réels de l'utilisateur mais aussi dans les causes qui en mobilisent l'imagination. Non seulement dans l'abstraction des formes qu'imposent certains principes théoriques. Par conséquent, les « coins secrets » ou les « escaliers secrets » ainsi que les « stimuli visuels diversifiés », que Norman Mailer recherchait dans toute architecture, ont toujours existé dans les études de Marc Held, depuis les premières jusqu'aux plus récentes.

Son bilan, dans le présent ouvrage, commence par ses promenades fiévreuses dans Paris de la fin de 1950, lui-même, encore adolescent, admirant les expositions de meubles d'Alvar Alto, Florence Knoll, Mies van der Rohe, Marcel Breuer et Le Corbusier. Si le bonheur n'est autre chose que l'accomplissement, dans l'une ou l'autre circonstance, de nos désirs d'enfance, Marc Held n'a jamais arrêté, depuis quasiment un demi-siècle, de réaliser ces premiers désirs-là d'adolescence.

Pour ce qui est des tendances qui naissent alors en lui, elles auraient pu faire de lui un authentique moderniste. La sensibilité artisanale de la tradition et de la simplicité industrielle de la production constituent les vertus dominantes, au début du moderne héroïque, et c'est précisément ce qui distingue ses premiers meubles. En outre, la tendance à apporter un raffinement esthétique en même temps qu'une fonctionnalité polymorphe, non seulement à chacun des éléments constitutifs mais aussi à l'ensemble de l'environnement, de façon à influencer, en la facilitant et en l'embellissant, la vie quotidienne des utilisateurs, constitue une tendance qui relève également du modernisme héroïque.

Mais, bien que dans les mêmes mouvements qui préoccupent Marc Held -concernant l'assemblage harmonieux des appuis métalliques d'une table en bois, par exemple, ou quant à l'équilibre parfait dans la création de prototype d'un fauteuil en plastique ou, aussi, concernant l'assemblage modifiable d'un système de rayonnage, voire, allant plus loin encore, concernant la communication visuelle entre tous les espaces d'une habitation en différents niveaux- les principes du modernisme sont toujours présents -la mise en valeur des systèmes statiques, la sobre fonctionnalité et le coût réduit- il existe également le sentiment que, derrière l'organisation fonctionnelle et derrière l'optimisme d'un changement des conditions spatiales qui changera le monde, le projet constitue toujours une totalité impossible. (Telle une espèce de méandre labyrinthique, comme ce système de cloisonnements à déploiements multiples qu'il conçut en 1965.) Et, en cela réside, probablement, la caractéristique par excellence du postmodernisme.

La mobilité professionnelle même de Mark Held, d'autre part, ne fait que renforcer l'idée d'un déplacement constant par rapport à l'idéal visé. Une espèce de tendance à constamment miner son propre succès, comme un glissante en musique, le font se dérober à la réalisation même de ses objectifs. En tant que moderniste, il s'intéresse à atteindre la plus haute densité possible de raffinement dans la sobriété fonctionnelle et la facilité industrielle qui donneront le meilleur environnement possible, du point de vue esthétique, au nombre le plus élevé possible de consommateurs et d'utilisateurs. Mais, en tant que postmoderniste, également, il sait bien que la majorité des consommateurs est facile à impressionner et encline au fantasmagorique et à la vulgarité. Transcender le despotisme, grâce aux occasions qu'offre la prospérité capitaliste, ne permet pas nécessairement aux masses d'accéder directement à la sensibilité aristocratique. Cette prospérité propose également les reality shows et des appareils téléphoniques en forme de fruit ou de héros de Disney!

Et si, pour réaliser l'un, en évitant l'autre, il « glisse » constamment d'échelle en échelle et de domaine en domaine, il entretient toujours, entre-temps, les obsessions du constructeur, sur toutes les échelles et dans tous les domaines. Comme, par exemple, dans le cas de ces pare-soleils qui découpent le canevas orthogonal de l'usine de « N » ou d'Angoulême, rappelant les découpages de la verrière latérale du studio de la rue Oberkampf ou le découpage latéral dans l'appartement, nettement plus ancien, de Neuilly et les découpages encore plus anciens aux arêtes de ses premiers meubles, en tant qu'ébéniste. De même que ces balcons en coin aux supports subordonnés dans l'espace intérieur du centre commercial de Clermont-Ferrand, en 1980, qui se répètent en 1998 dans un balcon extérieur de la « maison pour Nina », à Skopelos.

Mais, en insistant sur une logique de constructeur dans ses œuvres, depuis les couverts et les stylos à plume jusqu'à ses propositions pour le parc de la Villette, et en plongeant des racines profondes dans les lois de la nature et du travail et de l'intellect humains pour créer un environnement structuré qui n'en soit pas moins beau et solide, habitable et élégant, indépendamment de ses réaffectations (de même que demeurent admirables les temples de l'antiquité grecque, même si les sacrifices d'animaux auxquels ils étaient destinés nous répugnent), Marc Held conserve les valeurs du modernisme y compris dans les versions les plus postmodernes de son design ou de son architecture. Comme ces ordinateurs à forme quasi-animale qu'il avait conçu au début des années 80, ou la majestueuse rotonde qu'il utilisa pour relier les quatre « habitations - temples », à Skopelos, au début des années 2000. Et c'est précisément en cela que réside son originalité.

L'œuvre de Marc Held pourrait être classée selon plusieurs critères. Selon celui de l'échelle, les classifications possibles seraient trois : le design d'objets -allant de la vaisselle, des montres et des montures de lunettes jusqu'aux lustres, aux sacs de voyage, aux meubles et aux malles ; le design d'espaces intérieurs -allant des automobiles et des monospaces jusqu'aux chambres d'enfants et aux d'hôtels ; et les études d'architecture -allant des ateliers et des magasins de superficie restreinte jusqu'aux usines et aux centres culturels. Les classifications suivant les critères du succès commercial et de la publicité reçue sont nettement plus nombreuses : des invitations pour concevoir les meubles de l'Elysée, au début du mandat présidentiel de François Mitterrand, et des prototypes de meubles qui ont fait l'objet d'éloges de la part de revues internationales ou des participations à d'importants concours internationaux, jusqu'aux chambres d'amis ajoutées à des maisons de campagne, que seuls leurs propriétaires ont eu la chance d'apprécier, en passant par toutes les phases intermédiaires de la publicité dont peuvent faire l'objet l'architecture et le design : presse internationale et locale, invitations à donner des conférences sur des dessins précis par des établissements universitaires ou autres, petites fêtes privées lors de vernissages.

Enfin, une classification suivant l'ordre chronologique pourrait confondre le lecteur par la variété des études. Elle passe de façon apparemment incohérente d'une échelle à l'autre, d'œuvres qui sont largement connues à d'autres qui sont demeurées inconnues, voire, qui n'ont jamais été réalisées. Mais le lecteur en formera l'image la plus complète quant à la recherche aux formes multiples de Marc Held et à sa fièvre créatrice constante. En même temps, grâce à cette succession impétueuse, le lecteur comprendra d'autant mieux comment la réflexion et la sensibilité qui se retrouvent dans un simple objet industriel régissent également toute la logique de la stabilité, de l'élégance et de l'imagination avec lesquelles l'architecte se saisit d'une grande habitation, un monument ou un parc. Et encore, comment les heures consacrées à étudier, à dessiner à réviser, de même que celles de l'équipe qui participe en l'assistant, doivent être généreusement fournies, qu'elles aboutissent à la reconnaissance et aux rémunérations de compensation ou bien qu'elles demeurent non réalisées et non rétribuées.

D'autres classifications, selon des critères tels que les préférences dans le choix des matériaux, par exemple, ne sembleraient pas avoir de sens. Marc Held semble connaître la structure profonde de chaque matériau et ses choix ont quelque chose des compositions des grands musiciens qui connaissent très bien tous les instruments de l'orchestre et la gamme de leurs tons et les utilisent selon la mélodie qu'ils souhaitent faire émerger. Il connaît très bien le comportement de l'argile et de la pierre, pour commencer par les éléments primaires ; il sait également très bien comment elles reflètent la lumière intense ou comment elles mettent en valeur leur texture au coucher du soleil ; il connaît parfaitement bien les limites de la résistance des métaux à la traction et à la compression, combien ils peuvent être effilés, pour l'élégance du squelette d'un fauteuil, ou avec quelle force ils doivent recevoir la pression du vent contre le squelette d'une structure industrielle préfabriquée ; il sait très bien quelles mortaises apparentes permettront d'assembler solidement les côtés d'un lit en bois ou quelle espèce de coupe mettra le mieux en valeur le grain et les loupes de la surface d'une table en bois ; il sait très bien quels sont les plis qui permettront de tendre le cuir d'un canapé, quel tissage permettra le mieux au tapis de rester en place devant le canapé, quel dallage se composera de la façon la plus élégante avec le canapé et le tapis, quel type de verre assurera l'éclairage le plus complet ou le plus discret, en fonction de l'usage auquel l'espace est destiné ; de même, il sait très bien quel coffrage donnera au béton la surface rude ou lisse que requiert l'image extérieure ou intérieure, quels revêtements assureront l'étanchéité ou l'isolation thermique, et ainsi de suite.

Je ne pense pas qu'il existe un seul matériau dont Marc Held ne connaisse pas les particularités du comportement. De même, je ne pense pas qu'il existe des interactions entre matériaux qu'il n'ait pas étudiées et mises en valeur dans ses œuvres. Je pense que la façon dont un objet en porcelaine se reflète sur la surface de verre ou de marbre de la table où il est posé fait partie de son dessin (dessein), de même que le fait de savoir quelles espèces de plantes mettront en valeur, grâce à leur couleur verte ou à leurs ombres, le gris ou le brun ou le reste de la palette du béton, de la pierre et des enduits qui formeront les faces de ses bâtiments.

Une seule classification -selon le style- est très facile à établir concernant son œuvre, étant donné qu'elle se limite à une seule catégorie : toute son œuvre est purement Marc Held. Et ce n'est sans doute pas dû au hasard si un bâtiment que lui-même qualifie comme une des expériences de communication les plus heureuses avec ses propriétaires - IBM à Montpellier, en 1983-84- contient le Marc Held le plus représentatif et, en même temps, oserais-je dire, il contient aussi trois mille ans d'histoire de l'architecture : l'aménagement du patio intérieur y a quelque chose de l'austérité des cours des palais Minoens ; le revêtement des sols renvoie aux villas romaines ; les liens créés entre les volumes individuels au moyen de marquises de hauteurs différentes sont pleins d'harmonie renaissante ; les parapets métalliques joints à la maçonnerie apparente de certains murs ont assimilé le « régionalisme critique » que professait le mouvement moderniste; tandis que le style des ouvertures et le fronton métallique qui apparaît derrière un mur régulier en brique atteint le néo-rationalisme de l'italien Aldo Rossi ou du péruvien Henri-Edouard Ciriani ou du suisse Peter Zumthor, et d'autres célèbres architectes dont les œuvres sont contemporaines ou postérieures à celles de Marc Held.

Pour rendre ainsi clair le fait que l'architecture de valeur est toujours une architecture personnelle, unique et qui transcende les dilemmes tels que : modernisme - postmodernisme.



Petros Martinidis est professeur associé à l'École d'Architecture de l'Université d'Aristote de Thessaloniki. Il enseigne l'histoire des théories architecturales, l'architecture des bâtiments de théâtre et les théories d'interprétation et de la critique du bâti. Il a publié plusieurs articles sur l'esthétique architecturale, trois livres sur le rôle de la critique dans le développement des styles d'architecture et un livre sur l'histoire des théâtres. Depuis 1997 il a publié six romans policiers dont les deux premiers sont traduits en italien et en espagnol.

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