PETROS MARTINIDIS : Marc Held au-delà du modernisme et du
post-modernisme (2006)
La majorité des architectes suivent des courants établis ou
d'actualité. Ceux qui les forment sont les meilleurs. Mais, encore
meilleurs sont ceux qui n'entrent dans aucune des deux catégories.
Leurs œuvres, variées et hétéroclites, brillent dans leur unicité
sans nécessairement suivre d'écoles de prédécesseurs ni créer de
générations de successeurs.
Marc Held est un artisan qui a voulu être designer, un designer qui
a voulu être architecte, un architecte qui a voulu être urbaniste,
un urbaniste qui a voulu être un constructeur naval, un constructeur
naval qui a voulu être agriculteur, un agriculteur qui a voulu être
poète, un poète qui a voulu être artisan. Si l'accent est mis sur le
« a voulu » et « être », aux dépens des qualités, cela n'est pas dû
au fait qu'il pècherait par manque de savoir-faire dans un de ces
domaines. Au contraire, toutes ses œuvres sont marquées d'un désir
constant de dépassement. Chaque réalisation est soumise, telle une
demande, pour obtenir quelque chose de plus parfait. Ainsi, en plus
du reste, à force d'être constamment à la recherche d'un plus que ce
qu'il a déjà atteint, Marc Held est également une illustration
parfaite du caractère métonymique du désir.
Toutefois, c'est sur une telle ligne de démarcation, celle qui se
trouve entre ce qui est dessiné avec la vocation radicale de changer
le monde et ce qui est réalisé pour être saisi par les capacités
perceptives des hommes réels mais, aussi, pour ouvrir la voie à de
nouveaux dessins (desseins), que se joue toute l'essence de
l'architecture. Si la forme suit strictement la fonction,
l'architecture cesse d'exister. On peut aussi bien survivre dans une
roulotte, dans un container ou dans quelque gadget technologique. Si
la forme est totalement débarrassée de la fonction, l'architecture
cesse d'exister aussi. On n'a que des sculptures inhabitables. En ce
sens, l'architecture demeure une « inutilité sublime », comme
l'écrivit très justement Manfredo Tafuri dans Projet et Utopie.
1. La recherche
Exprimant sur tous les tons cette « inutilité sublime », Marc Held
fabrique ce qu'il cherche et, surtout, cherche ce qu'il fabrique. Il
en recherche les limites, dans le temps et l'usage, les qualités,
dans les matériaux et leur performance, dans ses associations, dans
sa symbolique sociale ou sa sémantique. En même temps que la forme,
il est à la recherche -pour le dire avec emphase- de l'âme même de
ses œuvres. Et, si les œuvres en question sont des bâtiments ou de
petits complexes résidentiels, proportionnellement moins nombreux
(environ 60 sur 160 œuvres) que les objets utilitaires,
l'architecture intérieure ou le design industriel, la proportion de
1/3 ne restreint pas l'architecture pure. Au contraire. C'est bien
là l'essence de l'architecture.
Car l'essence de l'architecture ne se trouve pas dans la fabrication
pure et simple d'un espace couvert. Elle répond à un besoin plus
profond de l'âme, celui de construire la qualité de l'espace à
habiter. A tel point que notre culture transcende les pures données
matérielles des objets manufacturés pour projeter de si grandes
valeurs esthétiques, symboliques et émotionnelles sur les formes
construites, qu'elles sont élevées au rang de signes de
civilisation. Ou, comme dit Mario Botta, « l'architecture transforme
un état de nature en état de culture. »
Marc Held est unique, comme unique est sa recherche au travers de
performances, transitions, révisions et allers-retours hétéroclites
: des meubles les plus simples jusqu'à sa proposition pour le «
ground zero » de New York, des fauteuils- jouets jusqu'aux salons de
navires de croisières, des montres jusqu'aux automobiles familiales
de Renault, de la vaisselle de porcelaine et des couverts jusqu'à la
restauration de fermes, et des ordinateurs personnels à l'habitation
en acier sur piliers (de Gif-sur-Yvette) ou aux maisons (de l'île de
Skopelos). Un effort constant et anxieux, au sens le plus profond de
l' « angoisse » de l'artisan consciencieux qui veut traiter chaque
matériau comme il le mérite, qui veut aborder chaque plan de la
manière la plus performante possible. Dans un sens, les dessins de
vaisselle en porcelaine qu'il réalisa à deux occasions dans sa
longue carrière constituent l'abrégé de toute son œuvre : la
vocation de faire justice, de préserver et d'amplifier ce qu'il y a
de plus périssable, de plus provisoire et de plus fragile.
Les hommes marquent les époques où ils vivent, c'est là un fait
indubitable. Il est encore plus certain que les époques marquent,
elles aussi, les hommes en fonction des courants de pensée, des
tendances, des principes moraux et esthétiques qu'ils rencontrent à
chaque époque. Et, toute cette recherche préoccupée et constante de
Marc Held de ce qui est solide et transparent, de ce qui est
résistant et d'actualité, de ce qui est étudié et abordable pour la
majorité, est caractéristique de la seconde moitié du XXe siècle.
L'euphorie de l'après-guerre a réintroduit dans le champ des
constructions les préceptes du mouvement moderniste de
l'entre-deux-guerres en matière de production industrielle d'objets
utilitaires et architecturaux de haute qualité esthétique. Le
Bauhaus, en partie américanisé, revient en Europe pour indiquer et
inspirer des solutions de félicité de masse à travers la
fonctionnalité de la sobriété sans façons, de la même manière que le
style classique européanisé était revenu dans la Grèce du XIXe
siècle pour indiquer et inspirer des solutions de beauté
néoclassique au travers de la fantaisie des chapiteaux et des
frontons.
Aucun jeune sensible n'aurait pu éviter d'être atteint de la fièvre
de l'époque de l'après-guerre - une époque qui était à la recherche
de la paix, de la justice et de la prospérité de bon goût. Marc Held
n'y échappa pas non plus. D'aucuns sont encore restés attachés à ces
objectifs longtemps après les décennies de l'après-guerre, après que
la guerre froide eut atteint son point culminant dans les années 70,
après la chute du socialisme existant à la fin des années 80, mais
aussi après les « revivals » postmodernes des années 90 et 2000.
Marc Held fit de même, bien entendu. Mais, il le fit à sa façon.
2. L'époque
Dans son excellent ouvrage Architecture : Nineteenth and Twentieth
Centuries (1958), Henry-Russel Hitchcock admettait sa difficulté à
décrire avec succès l'architecture du XXème siècle parce qu'elle lui
semblait « manquer d'intrigue. » Le grand historien de
l'architecture ne se trompait pas en avouant cette faiblesse.
Au cours des deux décennies 1945 - 1965, l'orthodoxie immuable de
l'architecture moderne s'est établie. Ceci, bien qu'au milieu des
années 50, le modernisme de Gropius ou de Mies van der Rohe fût
critiqué aux Etats-Unis comme architecture anti-américaine et
socialisante, de même que celui de Le Corbusier était rejeté en
U.R.S.S. en tant que modernisme capitaliste et élitiste. Il n'en
restait pas moins que personne ne remettait en cause le fait que ce
courant répondait à la « nature même de l'homme contemporain. » En
outre, de Nikolaus Pevsner à Peter Collins, les historiens et
théoriciens de l'architecture professaient que, la période depuis
1750 devait être interprétée comme une évolution progressive mais
inévitable vers le « plateau » sans fin qui portait le nom de
courant Moderniste. Et, de la même façon que l'abolition de
l'obligation de la rime avait donné naissance à la poésie moderne ou
l'abolition de l'obligation de la représentation avait donné
naissance à la peinture moderne, de même, l'abolition de
l'obligation de doter les bâtiments de maçonnerie extérieure
soutenant les étages de chaque façade (grâce à l'utilisation de la
structure en béton armé) a donné naissance, à peu près au cours de
la même période de fin-de-siècle, à l'architecture « définitive » du
Modernisme.
Les « hommes modernes » pouvaient dorénavant jouir, dans le cadre de
la sobriété fonctionnelle de ce courant, de l'abstraction des
peintures sans image ou de la musicalité des vers sans rime, en
projetant la richesse de leur monde psychique et intellectuel sur
les formes allusivement sobres de tout art. N'oublions d'ailleurs
pas que, théoriquement, il s'agissait d'hommes qui avaient eu le
temps d'assimiler les valeurs d'une société pacifiste et tolérante,
après les expériences horribles de la IIème Guerre mondiale. L'on
n'exagèrerait pas en disant que la période 1945 - 1965 donnait
l'impression que nous allions vers le meilleur des mondes possible !
En dépit de la guerre de Corée, des craintes de catastrophes
nucléaires, de la guerre froide et de l'intensité qu'acquérait la
guerre du Viêtnam, il s'agissait de deux décennies d'optimisme -deux
décennies au cours desquelles le grand art atteignait pour la
première fois aussi largement les masses, mais aussi de deux
décennies au cours desquelles tous ceux qui, à présent, aboutissent
à des « bilans » détaillés (ou les préfacent dans des préambules
didactiques), accumulaient leurs expériences les plus fertiles.
Mais, comme nous le savons déjà depuis Kant, si tout ce que nous
connaissons de la réalité commence par l'expérience, cela n'implique
pas que ce savoir découle de l'expérience. Les modes d'appréhension
de la réalité n'équivalent pas à une espèce de série de
photographies de plus en plus améliorées ou fidèles de celle-là mais
à des changements successifs des modèles intellectuels et
linguistiques qui font que notre conception de la réalité se trouve
modifiée. Par exemple, le mode de reconnaissance de la composition
de l'atome, à la fin du XIXe siècle, a consisté en la projection sur
celui-ci du savoir antérieur concernant le système planétaire : un
noyau atomique, en guise de soleil, et les électrons, en guise de
planètes évoluant autour de lui ; ce qui, nous le « savons »
aujourd'hui, n'est pas exact. De façon analogue, il y a deux mille
cinq cents ans, le mythe de la naissance de Dionysos, dieu du vin,
dont la gestation s'acheva dans la cuisse de Zeus, représentait la
maturation des raisins sous la couche protectrice des feuilles de la
vigne. Mais, cette représentation de la réalité s'appuyait moins sur
la réalité elle-même que sur des mythes antérieurs, comme celui de
Cronos qui dévorait ses enfants ou d'Ouranos qui enfouissait les
siens dans la terre.
Par cela je veux dire que, pour comprendre le nouveau, l'homme doit
en quelque sorte le « vieillir », en rappelant un savoir antérieur
qui n'est pas en rapport avec celui-là. Il doit donc comprendre ce
qui est comme quelque chose qui n'est pas ce sur quoi il concentre
son attention. C'est ce qui se produisit avec la « construction » du
Modernisme, pendant la période 1945 - 1965, mais aussi avec sa «
déconstruction », au cours des deux décennies immédiatement
suivantes, de 1965 à 1985. Au travers de différentes matrices ou de
schèmes d'intelligence anciens, le Modernisme a été perçu, d'une
part, comme l'ange libérateur (un « Angelus Novus » comme Walter
Benjamin l'appela en analysant un tableau de Klee) et, d'autre part,
comme un démon oppresseur.
Alors qu'il n'était pas l'architecture d'un homme nouveau,
radicalement changé, le Modernisme fut perçu comme une « tabula rasa
» par rapport à tout style passé. Alors qu'il avait voulu être une
espèce de condensation, de transposition, d'abstraction et de
mise-en-scène des styles traditionnels (exactement de la même façon
que « condensation, déplacement, abstraction et mise-en-scène »
qualifient, selon Freud, les rapports entre le rêve et la réalité de
celui qui rêve), il a été considéré comme l'expulsion absolue de
toute imagination, comme une négation « totalitaire » du besoin de
l'homme à rêver, à contempler et à être nostalgique d'un passé,
fut-il inexistant, fut-il idéalisé. Et, cette même architecture qui
avait été qualifiée de décadente ou de capitaliste, respectivement,
par le totalitarisme nazi et stalinien, a été rendue coupable, lors
de la période de la déconstruction, d'être l'architecture du
totalitarisme et de la bureaucratie, diaboliquement brutale,
inhumaine et anti-écologique.
« Modern architecture is an environmentally destructive mass of
junk, dominated by curtain-wall corporate structures which will
continue to be built so long as modern bureaucracy exists »,
(l'architecture moderne est un tas de poubelles, destructeur de
l'environnement, dominé par les bâtiments à murs en panneaux de
verre qui continueront à être construits aussi longtemps que la
bureaucratie existe) déclarait lors d'une exposition du Musée d'Art
Moderne de New York l'organisateur, Arthur Drexler, en 1980.
L'exposition présentait une multitude de photos qui montraient,
précisément, que le modernisme avait rempli les villes d'un « tas de
poubelles dominé par les panneaux de verre. » (Et, il est vrai que
l'abus de la facilité de construire du modernisme, depuis
l'après-guerre jusqu'aux années 80, avait effectivement donné lieu à
des accusations de ce type.)
Les premières dénonciations, en tout cas, étaient déjà formulées en
1964 - 65 : « Modern architecture…tends to excite the Faustian and
empty appetites of the architect's ego rather than reveal an
artist's vision of our collective desire for shelter which is
pleasurable, substantial, intricate, intimate, delicate, detailed,
foibled, rich in gargoyle, quignol, false closet, secret stairs,
whitch's heart, attic, grandeur, kitsch, a world of buildings as
diverse as the need within the eye for stimulus and variation » («
L'architecture moderne… tend à éveiller les appétits faustiens et
creux de l'Ego de l'architecte plutôt qu'à révéler la vision d'un
artiste quant à notre désir collectif de disposer d'un refuge qui
soit agréable, solide, complexe, délicat, minutieusement travaillé,
plein de petites manies, riche en gargouilles, en dessins, en
fausses armoires, en escaliers secrets, doté d'un cœur sorcier, d'un
grenier, d'un caractère grandiose, de kitsch, un monde de bâtiments
offrant autant de diversité que celle dont l'œil a besoin ».) C'est
ce qu'écrivait Norman Mailer dans une série d'articles publiés dans
Architectural Review et dans le journal Village Voice, accusant tous
les fondateurs et les descendants du Bauhaus d'être des «
commerçants mafieux. »
« Vision narcissique, faustienne et creuse (empty) des commerçants
mafieux de l'architecture » ou pas, le Modernisme était dénoncé
comme étant venu priver l'homme « de la sensation du refuge, du
familier, de l'agréable, du complexe, du délicat, du travail
minutieux, de l'originalité, etc., dont il a besoin. » Il était donc
tout naturel que, en 1966, arrive un architecte ayant fait ses
études dans le Modernisme pour apporter la solution. Il s'agissait
de Robert Venturi et de son ouvrage Complexity and Contradiction in
Architecture qui, de façon tout à fait pertinente, fut rendu en
français par le titre De l'ambiguïté en Architecture, étant donné
que, dès les premières pages, il déclarait : « Les architectes n'ont
aucune raison de se laisser plus longtemps intimider par la morale
et le langage puritains de l'architecture moderne orthodoxe. Ce que
j'aime des choses c'est qu'elles soient hybrides plutôt que pures,
issues de compromis plutôt que de mains propres, biscornues plutôt
que sans détours, conventionnelles plutôt qu'originales,
accommodantes plutôt qu'exclusives, redondantes plutôt que simples,
ambiguës plutôt que clairement articulées… »
A la fin des vingt ans qui suivirent, c'est-à-dire, au début des
années 80, le Modernisme avait été battu en brèches. Et, avec pour
armes les philosophes de l'intuition, de Schopenhauer et de
Nietzsche à Deleuze, Guattari, Lyotard, Foucault, Derrida -surtout
Derrida- ainsi que les universités américaines les avaient compris,
il ne resta plus rien de la pureté rationnelle ou de la clarté de
certaines interprétations. « Clair » fut identifié à « totalitaire
», depuis la théorie de la littérature jusqu'à l'architecture. Et de
même que, après deux siècles et demi de pénibles et successives
grimpées pour atteindre les sommets du savoir, les recherches sur le
microcosme quantique ou sur la naissance de l'univers avaient amené
les scientifiques à se poser des questions sur la double nature du
caractère des photons et sur le temps immobile peu avant le « Big
bang » (en les amenant donc à rencontrer, au-delà de ces « sommets
du savoir », la compagnie des théologiens qui étaient installés là
depuis des siècles dissertant du synamphoteron -de la double nature,
divine et humaine- de Jésus ou du « Dieu dit que la lumière fut »)
de même, les architectes décidèrent que le langage classique de
l'architecture avait été indûment ignoré pendant une grande partie
du XXe siècle. (Comme l'avaient également été les mystères de la
divine volonté.)
Ainsi, ne tardèrent-ils pas à revenir tous, ensemble, vers une
architecture qui ne reconnaissait pas de ruptures historiques entre
les styles (« maniérisme » du XVIème siècle, « baroque » du XVIIème,
« néoclassique » du XVIIIème siècle, etc.) mais qui va plutôt dans
le sens d'un « jardin des styles » où l'on peut, sans hésitation et
sans honte cueillir des éléments (comme l'avait fait l' « éclectisme
» du XIXème siècle) à l'aide des nouvelles technologies de la
construction. Avec un peu de gothique dans les toitures de Santiago
Calatrava, par exemple, avec beaucoup de baroque dans les
contreforts des grands espaces sans piliers que propose l'étude
Himmelblau, avec les frontons de style néoclassique qui s'envolent
des bâtiments de Zaha Hadid, avec les proportions arithmosophiques
des pavillons de Bernard Tschumi, etc.
C'est sur ces deux périodes de vingt ans, 1965-1985 et 1985-2005
-celle de la forte contestation du modernisme et celle de la
dominance d'une architecture déconstructionniste (ou
déconstructiviste) et postmoderne qui se veut capable de remplacer
la planification par l' « évènement »- que s'étend également toute
l'œuvre de Marc Held.
L'œuvre
Marc Held était postmoderne avant le postmodernisme, moderne après
le déconstructivisme et toujours original au cours des tours
(strophes) et des retours (antistrophes) des quarante dernières
années. Les « strophes » et les « antistrophes », d'ailleurs,
caractérisaient les chœurs des tragédies et des comédies de la Grèce
classique. Il n'est donc pas étrange pour un architecte qui demeure
critique à l'égard aussi bien des envolées que des palinodies des
courants de son époque et qui en saisit le caractère tant tragique
que comique (après avoir réalisé des œuvres dont la gamme s'étend
des objets aux appartements bourgeois jusqu'au palais présidentiel
de la France ou au Sheraton de Djibouti et les salles à manger de
voiliers transatlantiques) de le voir travailler en Grèce.
Marc Held était postmoderne avant le postmodernisme parce que, dans
ses premiers meubles et ses premières tentatives en architecture des
espaces intérieurs, au début des années 60, jusqu'aux dernières
habitations réalisées à Volos ou à Skopelos et le projet pour «
ground zero », au début de 2000, il cherche à transcender aussi bien
la continuité organique qui caractérise la tradition que la
fragmentation structurée qui caractérise le modernisme. Ses
propositions sont dotées en même temps de cohésion organique et
organisée : les gestes du traitement s'imprimant sur la texture des
matériaux, les joints des meubles ou le drapé de leurs housses, de
même que le développement des volumes de ses bâtiments et leurs
rapports à la lumière, le tout organise l'espace dans la géométrie
des mouvements réels de l'utilisateur mais aussi dans les causes qui
en mobilisent l'imagination. Non seulement dans l'abstraction des
formes qu'imposent certains principes théoriques. Par conséquent,
les « coins secrets » ou les « escaliers secrets » ainsi que les «
stimuli visuels diversifiés », que Norman Mailer recherchait dans
toute architecture, ont toujours existé dans les études de Marc
Held, depuis les premières jusqu'aux plus récentes.
Son bilan, dans le présent ouvrage, commence par ses promenades
fiévreuses dans Paris de la fin de 1950, lui-même, encore
adolescent, admirant les expositions de meubles d'Alvar Alto,
Florence Knoll, Mies van der Rohe, Marcel Breuer et Le Corbusier. Si
le bonheur n'est autre chose que l'accomplissement, dans l'une ou
l'autre circonstance, de nos désirs d'enfance, Marc Held n'a jamais
arrêté, depuis quasiment un demi-siècle, de réaliser ces premiers
désirs-là d'adolescence.
Pour ce qui est des tendances qui naissent alors en lui, elles
auraient pu faire de lui un authentique moderniste. La sensibilité
artisanale de la tradition et de la simplicité industrielle de la
production constituent les vertus dominantes, au début du moderne
héroïque, et c'est précisément ce qui distingue ses premiers
meubles. En outre, la tendance à apporter un raffinement esthétique
en même temps qu'une fonctionnalité polymorphe, non seulement à
chacun des éléments constitutifs mais aussi à l'ensemble de
l'environnement, de façon à influencer, en la facilitant et en
l'embellissant, la vie quotidienne des utilisateurs, constitue une
tendance qui relève également du modernisme héroïque.
Mais, bien que dans les mêmes mouvements qui préoccupent Marc Held
-concernant l'assemblage harmonieux des appuis métalliques d'une
table en bois, par exemple, ou quant à l'équilibre parfait dans la
création de prototype d'un fauteuil en plastique ou, aussi,
concernant l'assemblage modifiable d'un système de rayonnage, voire,
allant plus loin encore, concernant la communication visuelle entre
tous les espaces d'une habitation en différents niveaux- les
principes du modernisme sont toujours présents -la mise en valeur
des systèmes statiques, la sobre fonctionnalité et le coût réduit-
il existe également le sentiment que, derrière l'organisation
fonctionnelle et derrière l'optimisme d'un changement des conditions
spatiales qui changera le monde, le projet constitue toujours une
totalité impossible. (Telle une espèce de méandre labyrinthique,
comme ce système de cloisonnements à déploiements multiples qu'il
conçut en 1965.) Et, en cela réside, probablement, la
caractéristique par excellence du postmodernisme.
La mobilité professionnelle même de Mark Held, d'autre part, ne fait
que renforcer l'idée d'un déplacement constant par rapport à l'idéal
visé. Une espèce de tendance à constamment miner son propre succès,
comme un glissante en musique, le font se dérober à la réalisation
même de ses objectifs. En tant que moderniste, il s'intéresse à
atteindre la plus haute densité possible de raffinement dans la
sobriété fonctionnelle et la facilité industrielle qui donneront le
meilleur environnement possible, du point de vue esthétique, au
nombre le plus élevé possible de consommateurs et d'utilisateurs.
Mais, en tant que postmoderniste, également, il sait bien que la
majorité des consommateurs est facile à impressionner et encline au
fantasmagorique et à la vulgarité. Transcender le despotisme, grâce
aux occasions qu'offre la prospérité capitaliste, ne permet pas
nécessairement aux masses d'accéder directement à la sensibilité
aristocratique. Cette prospérité propose également les reality shows
et des appareils téléphoniques en forme de fruit ou de héros de
Disney!
Et si, pour réaliser l'un, en évitant l'autre, il « glisse »
constamment d'échelle en échelle et de domaine en domaine, il
entretient toujours, entre-temps, les obsessions du constructeur,
sur toutes les échelles et dans tous les domaines. Comme, par
exemple, dans le cas de ces pare-soleils qui découpent le canevas
orthogonal de l'usine de « N » ou d'Angoulême, rappelant les
découpages de la verrière latérale du studio de la rue Oberkampf ou
le découpage latéral dans l'appartement, nettement plus ancien, de
Neuilly et les découpages encore plus anciens aux arêtes de ses
premiers meubles, en tant qu'ébéniste. De même que ces balcons en
coin aux supports subordonnés dans l'espace intérieur du centre
commercial de Clermont-Ferrand, en 1980, qui se répètent en 1998
dans un balcon extérieur de la « maison pour Nina », à Skopelos.
Mais, en insistant sur une logique de constructeur dans ses œuvres,
depuis les couverts et les stylos à plume jusqu'à ses propositions
pour le parc de la Villette, et en plongeant des racines profondes
dans les lois de la nature et du travail et de l'intellect humains
pour créer un environnement structuré qui n'en soit pas moins beau
et solide, habitable et élégant, indépendamment de ses
réaffectations (de même que demeurent admirables les temples de
l'antiquité grecque, même si les sacrifices d'animaux auxquels ils
étaient destinés nous répugnent), Marc Held conserve les valeurs du
modernisme y compris dans les versions les plus postmodernes de son
design ou de son architecture. Comme ces ordinateurs à forme
quasi-animale qu'il avait conçu au début des années 80, ou la
majestueuse rotonde qu'il utilisa pour relier les quatre «
habitations - temples », à Skopelos, au début des années 2000. Et
c'est précisément en cela que réside son originalité.
L'œuvre de Marc Held pourrait être classée selon plusieurs critères.
Selon celui de l'échelle, les classifications possibles seraient
trois : le design d'objets -allant de la vaisselle, des montres et
des montures de lunettes jusqu'aux lustres, aux sacs de voyage, aux
meubles et aux malles ; le design d'espaces intérieurs -allant des
automobiles et des monospaces jusqu'aux chambres d'enfants et aux
d'hôtels ; et les études d'architecture -allant des ateliers et des
magasins de superficie restreinte jusqu'aux usines et aux centres
culturels. Les classifications suivant les critères du succès
commercial et de la publicité reçue sont nettement plus nombreuses :
des invitations pour concevoir les meubles de l'Elysée, au début du
mandat présidentiel de François Mitterrand, et des prototypes de
meubles qui ont fait l'objet d'éloges de la part de revues
internationales ou des participations à d'importants concours
internationaux, jusqu'aux chambres d'amis ajoutées à des maisons de
campagne, que seuls leurs propriétaires ont eu la chance
d'apprécier, en passant par toutes les phases intermédiaires de la
publicité dont peuvent faire l'objet l'architecture et le design :
presse internationale et locale, invitations à donner des
conférences sur des dessins précis par des établissements
universitaires ou autres, petites fêtes privées lors de vernissages.
Enfin, une classification suivant l'ordre chronologique pourrait
confondre le lecteur par la variété des études. Elle passe de façon
apparemment incohérente d'une échelle à l'autre, d'œuvres qui sont
largement connues à d'autres qui sont demeurées inconnues, voire,
qui n'ont jamais été réalisées. Mais le lecteur en formera l'image
la plus complète quant à la recherche aux formes multiples de Marc
Held et à sa fièvre créatrice constante. En même temps, grâce à
cette succession impétueuse, le lecteur comprendra d'autant mieux
comment la réflexion et la sensibilité qui se retrouvent dans un
simple objet industriel régissent également toute la logique de la
stabilité, de l'élégance et de l'imagination avec lesquelles
l'architecte se saisit d'une grande habitation, un monument ou un
parc. Et encore, comment les heures consacrées à étudier, à dessiner
à réviser, de même que celles de l'équipe qui participe en
l'assistant, doivent être généreusement fournies, qu'elles
aboutissent à la reconnaissance et aux rémunérations de compensation
ou bien qu'elles demeurent non réalisées et non rétribuées.
D'autres classifications, selon des critères tels que les
préférences dans le choix des matériaux, par exemple, ne
sembleraient pas avoir de sens. Marc Held semble connaître la
structure profonde de chaque matériau et ses choix ont quelque chose
des compositions des grands musiciens qui connaissent très bien tous
les instruments de l'orchestre et la gamme de leurs tons et les
utilisent selon la mélodie qu'ils souhaitent faire émerger. Il
connaît très bien le comportement de l'argile et de la pierre, pour
commencer par les éléments primaires ; il sait également très bien
comment elles reflètent la lumière intense ou comment elles mettent
en valeur leur texture au coucher du soleil ; il connaît
parfaitement bien les limites de la résistance des métaux à la
traction et à la compression, combien ils peuvent être effilés, pour
l'élégance du squelette d'un fauteuil, ou avec quelle force ils
doivent recevoir la pression du vent contre le squelette d'une
structure industrielle préfabriquée ; il sait très bien quelles
mortaises apparentes permettront d'assembler solidement les côtés
d'un lit en bois ou quelle espèce de coupe mettra le mieux en valeur
le grain et les loupes de la surface d'une table en bois ; il sait
très bien quels sont les plis qui permettront de tendre le cuir d'un
canapé, quel tissage permettra le mieux au tapis de rester en place
devant le canapé, quel dallage se composera de la façon la plus
élégante avec le canapé et le tapis, quel type de verre assurera
l'éclairage le plus complet ou le plus discret, en fonction de
l'usage auquel l'espace est destiné ; de même, il sait très bien
quel coffrage donnera au béton la surface rude ou lisse que requiert
l'image extérieure ou intérieure, quels revêtements assureront
l'étanchéité ou l'isolation thermique, et ainsi de suite.
Je ne pense pas qu'il existe un seul matériau dont Marc Held ne
connaisse pas les particularités du comportement. De même, je ne
pense pas qu'il existe des interactions entre matériaux qu'il n'ait
pas étudiées et mises en valeur dans ses œuvres. Je pense que la
façon dont un objet en porcelaine se reflète sur la surface de verre
ou de marbre de la table où il est posé fait partie de son dessin
(dessein), de même que le fait de savoir quelles espèces de plantes
mettront en valeur, grâce à leur couleur verte ou à leurs ombres, le
gris ou le brun ou le reste de la palette du béton, de la pierre et
des enduits qui formeront les faces de ses bâtiments.
Une seule classification -selon le style- est très facile à établir
concernant son œuvre, étant donné qu'elle se limite à une seule
catégorie : toute son œuvre est purement Marc Held. Et ce n'est sans
doute pas dû au hasard si un bâtiment que lui-même qualifie comme
une des expériences de communication les plus heureuses avec ses
propriétaires - IBM à Montpellier, en 1983-84- contient le Marc Held
le plus représentatif et, en même temps, oserais-je dire, il
contient aussi trois mille ans d'histoire de l'architecture :
l'aménagement du patio intérieur y a quelque chose de l'austérité
des cours des palais Minoens ; le revêtement des sols renvoie aux
villas romaines ; les liens créés entre les volumes individuels au
moyen de marquises de hauteurs différentes sont pleins d'harmonie
renaissante ; les parapets métalliques joints à la maçonnerie
apparente de certains murs ont assimilé le « régionalisme critique »
que professait le mouvement moderniste; tandis que le style des
ouvertures et le fronton métallique qui apparaît derrière un mur
régulier en brique atteint le néo-rationalisme de l'italien Aldo
Rossi ou du péruvien Henri-Edouard Ciriani ou du suisse Peter
Zumthor, et d'autres célèbres architectes dont les œuvres sont
contemporaines ou postérieures à celles de Marc Held.
Pour rendre ainsi clair le fait que l'architecture de valeur est
toujours une architecture personnelle, unique et qui transcende les
dilemmes tels que : modernisme - postmodernisme. |