ALBERT MEMMI RACONTE MARC HELD
(mars 1989)
L'architecture est l'art d'aménager l'espace, et singulièrement le
volume ; soit ; mais les difficultés ne font que commencer. Tout art
est contraintes et liberté ; ici les contraintes sont telles que
l'on se demande ce qui reste à la liberté.
Le peintre, autre artiste de l'espace, sinon des volumes, frère
envié de l'architecte, se proclame maître du dosage entre le réel et
l'imaginaire ; il n'aurait aucun compte à rendre au motif ni à
personne. L'architecte doit d'abord remplir un contrat, puis, si
possible, se faire plaisir. Entre l'expression et la communication,
il doit privilégier la communication. L'architecte, dit Marc Held,
est un art de malheureux, sinon un art malheureux. Existerait-il des
règles pour atténuer ce malheur ? Une espèce de « Discours de la
méthode » architecturale, auquel pourraient se référer les jeunes
gens, surtout les plus ambitieux, les plus conscients de leur art ?
Parce qu'il a eu besoin de comprendre, pour s'éduquer lui-même, il y
a chez Marc Held le désir d'expliquer, par la parole et par l'écrit
; une vocation pédagogique dont je peux témoigner.
Utilitaire, Décoratif, Onirique
J'ai ! fait la connaissance de mon ami Marc Held il y a des tas
d'années et par hasard : dans une Méhari. Vous vous en souvenez
peut-être, cette surprenante petite voiture ouverte à tous vents,
comme pour combattre la touffeur du désert, jaune orange, ce qui
constituait à l'époque une provocation supplémentaire. Je n'en ai
pas aimé la conception et je l'ai dit à son conducteur : j'y avais
froid et je n'entendais pas ce qu'il me disait. Nous nous dirigions
vers l'École des Hautes Études Commerciales, où se tenait un
colloque sur le Design. En somme, nous poursuivions notre discussion
: fallait-il construire une voiture qui néglige à ce point les
fonctions ordinaires d'un véhicule pour cités occidentales?
Bavardant avec Marc Held, il y a quelques jours, j'évoquais ce
souvenir commun ; il rit de son bon rire d'enfant comblé : « C'est
exactement ce que je pense aujourd'hui de la Méhari » me dit-il. Je
reconnus à mon tour que j'avais probablement exagéré à l'époque
l'exigence fonctionnelle, agacé par une certaine avant-garde, dont
les fauteuils sciaient le dos et les cafetières brûlaient les
doigts. Nous convînmes qu'il existe en somme trois fonctions dans
les arts de l'espace, qui doivent être respectées même dans la
fabrication d'une voiture, ce qu'il fera plus tard pour Renault :
une fonction utilitaire, une fonction décorative et une fonction
onirique.
Une voiture sert à se déplacer, sans qu'on y gèle ou qu'on y soit
assourdi ; une cuiller doit amener la soupe à la bouche, sans que
l'on en perde sur sa chemise ; une chaise est d'abord un instrument
pour s'asseoir. Un objet qui ferait fi de cette loyauté
fonctionnelle, comme aime à dire Held, séduira peut-être quelques
gogos ; il est condamné à terme. Le lit construit par Marc Held pour
Prisunic en 1969 est recherché aujourd'hui par les amateurs. Mais la
commodité ne suffit pas, par elle-même, à satisfaire l'œil et la
main. Il y eut naguère un malentendu à propos de la fonction :
allant d'un excès à l'autre, on a voulu croire que l'adéquation
utilitaire est automatiquement génératrice de beauté.
Voyez, disait-on, l'art populaire ; ces gens ne se soucient pas de
faire de beaux objets, or ce qu'ils font, par nécessité, est beau.
Cela arrive en effet ; mais, en vérité, on a mal regardé. Même chez
les plus simples, un superflu, un plaisir de l'œil est souvent
recherché, et payé par des efforts supplémentaires, couleurs,
ornements…
N'est-ce pas ce manque qui nous scandalisait chez les fabricants
d'H.L.M., qui, sous le prétexte d'économies imposées, consentait à
réduire le bâtiment à un médiocre objet de service, bannissant tout
luxe in-utile (qu'est-ce que le luxe ?), encombrant, polluant,
saccageant le paysage des villes comme d'autres souillent les plages
et les campagnes?
La fonction onirique, enfin seulement ; si l'artisan-architecte peut
et doit faire rêver, c'est après. Marc Held insiste d'autant plus
sur cette humilité préalable qu'elle est récompensée par
l'incontournable solidité des fondations ; laquelle est l'un des
principes de ce Discours de la méthode heldienne.
Solidité e et Clarté
Certains maîtres-architectes, au comble de la gloire, peuvent se
payer et nous offrir ce luxe suprême : un bâtiment quasi inutile, un
truc immense et merveilleux, où nos rêves peuvent complètement se
déployer. Pourquoi pas, à la limite, une façade derrière laquelle il
n'y aurait rien, comme ces restes, miraculeusement debout, de salles
de spectacles 1900 ou de palais abandonnés depuis deux siècles ? Ils
ont de la chance, soupire Held avec envie (?). Mais avant de
vaticiner, un bâtiment doit dire clairement ce qu'il est. Solidité
et clarté sont les deux mamelles de tout ouvrage « propre », de tout
« bel ouvrage », comme disait Le Corbusier.
Voilà le spectre, la fourchette comme on dit, où se meut
l'architecture.
Si ces trois fonctions et ces règles constituent l'essence du
métier, elles devraient se retrouver dans tous les arts de l'espace.
On les retrouve en effet dans la conception d'un fauteuil comme dans
l'édification d'une tour. Held ne sépare pas, comme beaucoup le
font, le travail de l'architecte de celui du designer. Fait-il un
projet de montre pour Lip, ou aménage-t-il une tour à la Défense,
c'est la même gourmandise et la même inventivité. Il le fallait
bien, il vient de si loin. D'abord professeur de culture physique,
puis vendeur de conseils psychologiques, avant « l'illumination »
devant la villa Rotonda ou la chapelle de Ronchamp, il lui a fallu
découvrir, inventorier l'espace, pas à pas, morceau par morceau, et
tout ce qui permet de le meubler, de le maîtriser, matériau après
matériau (ce dont il a une connaissance surprenante). C'est une même
partition, jouer sur des instruments différents, et qui se
complètent. Ainsi, l'espace du bâtiment, aussi capital soit-il pour
l'architecte, n'est pas autosuffisant, il se prolonge, s'enrichit,
prend toute sa valeur, à la fois vers l'intérieur de lui-même et
dans ses rapports avec l'extérieur. Quel bonheur pour un maître
d'œuvre d'obtenir la maîtrise de la totalité d'une entreprise ! Il
doit veiller à tout, mais il peut enfin s'y épanouir, montrer toute
sa mesure et la diversité de ses talents.
Le hasard et la chance
Cette chance fut offerte à Marc Held par I.B.M. à Montpellier : un
centre social avec une liberté quasi totale ; résultat : l'une des
plus belles constructions de ce type, affirme-t-on à la société ; et
c'est vrai : fonction et beauté, cela peut aller ensemble, si les
règles de la méthode ont été respectées ; en particulier l'accord du
bâtiment avec ce qui l'entoure, lesquels, finalement, se rejoignent
dans une même exigence. Le respect de l'environnement, c'est-à-dire
la symbiose du bâtiment et du cadre urbain ou naturel n'est pas un
ajout, une coquetterie supplémentaire. Il doit faire partie des
contraintes, si nombreuses, dont aucune n'est esquivable :
climatiques, physiques, humaines, sociales et même politiques ;
l'architecte dépend aussi des différents pouvoirs. Sinon le bâtiment
détruit l'environnement et se détruit par lui. Quoi que l'on pense
du Centre Georges Pompidou, du côté de la rue de Renard, le monstre
devient plus monstrueux, parce qu'il déborde sur le trottoir, le
dévore ; et, grignoté par la rue, n'a plus assez d'espace pour
s'ébrouer, pour prendre ses vraies dimensions. « Il valait mieux
faire plus petit ou ne rien faire » dit Held. La même erreur, je le
crains, est reproduite à la Bastille, où l'Opéra, acceptable en soi,
gomme l'espace entre lui et le Génie, lequel, n'ayant plus son
aérienne liberté, se venge en donnant sur le nez de l'immense
bâtiment ; la place même en est atteinte.
Le respect des contraintes n'est pas un catalogue de règles d'un jeu
mais l'énoncé des nécessités d'un art-artisanat complexe, où tout
compte. C'est en « écoutant » un couple de clients raconter leur vie
que l'on comprend quelle maison il leur faut, à l'un et à l'autre,
aux deux ensemble … et, quelques fois que cette maison est
impossible.
Les défis de l' architecte
Travailler autrement, c'est plus ou moins tricher. Dernière
affirmation qui ne surprendra pas chez ce fils d'un militant
ouvrier, faucon rouge dans sa jeunesse, qui semble allier en lui
l'austérité juive et les rigueurs d'une conversion au protestantisme
: l'architecture est un art moral, moral parce que social. On ne
peut pas faire ça aux gens ! On ne peut pas fabriquer des boîtes à
habiter comme on fabrique des boîtes à emballer. Il s'agit de
l'homme.
L'architecture est-elle un art ? L'architecture est aux arts de
l'espace ce qu'est l'opéra à la musique : un art global, dont
l'ambition fait la grandeur l'impureté. Il y faut tellement plus de
bravoure, de générosité que pour une musique de chambre qui
n'atteint à la perfection que par le sacrifice. L'architecte
accepté, doit accepter, tous les défis souvent contradictoires :
contrainte et liberté, tradition et innovation, économie et luxe,
fonction et rêve… ne sont-ce par là les contradictions qui font le
tissu de la condition humaine ? L'architecture est assurément l'art
le plus attentif à l'homme vivant. Il n'existe pas de réponse
absolue à tant d'exigences. En vérité, le chef d'œuvre absolu a-t-il
jamais existé, même dans les autres arts ? Les grands architectes
sont ceux qui, de temps en temps, par un concours inouï de
circonstances, s'en rapprochent le plus. Je suis heureux d'en
compter un parmi mes amis : Marc Held. |